Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/revuecritiquedes06pari
«^
4X
REVUE CRITIQUE
des
Livres Nouveaux
VI' Année, n" j. (deuxième série) i5 Janvier 1911
LE PRIX CONCOURT EN 1910.
G. Apollinaire. L'Hérésiarque et Cie. Paris, Stock, 1910, in-12, 288 p., 3 fr. 50. — L. Pergaud. De Goupil à Margot, histoire de bêtes. Paris, Mercure de France, 1910, in-12, 258 p., 3 fr. 50. — G. Roupnel. Mono. Paris, Pion, 1910, in-12, 301 p., 3 fr. 50. — M. Audoux. Marie- Claire. Paris, Fasquelle, 19 10, in-12, 261 p., 3 fr. 50.
A lAcadémie Goncourt, comme on sait, l'éclectisme est de nécessité encore plus que de principe. Peu homogène lui-même, ce jury, fort heureu- sement, n'a pas suscité d'école ; il récompense l'effort sans l'orienter. Il com- mence la réputation de talents inégaux et divers, tous dignes, à ce moment du moins, de l'attention du public. Sans épiloguer sur ses votes, où bien des considérations peuvent avoir part, retenons les quatre noms nouveaux classés en tète du dernier scrutin : deux novellieri, deux romanciers.
Un recueil de contes, est-ce, comme l'exige le testament Goncourt, une « œuvre d'imagination», ou des œuvres ? N'éveille-t-il pas une présomption d'inspiration plus courte, plus libre, plus inégale ? En tout cas, du livre de M. Pergaud, première série d'une Légende des bêtes qui aura plusieurs suites, et même de celui de Guillaume Apollinaire on peut aisément prouver l'unité. L'Hérésiarque et Cie, c'est-à-dire un syndicat de nouvelles sous une commune raison sociale et dont l' Hérésiarque donne la note caractéristique. Inscrivons en sous-titre : récréations théologiques et des lecteurs penseront à l'Anatole France de Thaïs, de Y Étui de nacre et du Puits de Ste-C1aire. A cette perfide candeur mêlons les fortes épices de Huysmans, sa crudité pimentée et même, par endroits, l'imagination licencieuse des conteurs grivois de jadis, et nous aurons la saveur fondamentale de ce plat nouveau. La matière en est fournie par le dogme et les rites catholiques, le Baptême et l'Eucha- ristie, la Trinité et la Providence, l'Infaillibilité, etc., postulats dont une affabulation ironique, dramatique et diverse, tire des conséquences rigou- reuses et imprévues. Quelques morceaux ont un caractère fantastique, mais le franc réalisme qui s'y mêle en juste proportion les garde de toute froideur. D'autres remplacent ou renforcent la mystique et la théologie par le mer- veilleux scientifique et prophétique de Wells. D'autres enfin, théologiques ou non, sont surtout des contes de races. Ils sont excellents : l'auteur a beaucoup et bien voyagé en Europe, comme dans les livres. Les mœurs de sa Wal- lonie et de sa Bohême m'ont charmé tout autant que ses scènes danubiennes que j'ai pu reconnaître. Florilège donc de fleurs multicolores, mais toutes poussées au champ, mental ou géographique, d'une humanité assez particu- , Q
Revue critique des Livres nouveaux
lière : leur charme, à toutes, se relève d'une même odeur paradoxale et musquée. La langue du conteur, pourtant, est nette, vigoureuse et saine. Mais elle exige parfois, en raison des sujets, un petit effort d'étymologie gréco-latine. L'œuvre s'adresse à des esprits cultivés, un peu subtils et un peu pédants.
Les histoires de bêtes de M. Pergaud arrivent aux bêtes de nos forêts de France : fouines et taupes, renards et lièvres, grenouilles et pies ; ce n'est pas une épopée de la jungle. Elles ont encore pour elles d'être vraiment des his- toires de bêtes : elles ont été vécues, si je puis dire, sous le crâne et dans la peau de leurs héros. Par là, dans le pays du Renart et d'une lignée incompa- rable de fabulistes et d'animaliers, elles sont nouvelles. Les animaux, exempts de tout didactisme, n'y font pas figure de masques satiriques, n'y jouent pas une comédie humaine, travestie seulement pour forcer l'attention des hommes. Ils ne font pas d'esprit, ne dialoguant ni entre eux ni avec nous. Et leurs pensées (je ne parle pas du « subconscient conservateur » de l'ins- tinct providentiel, dont il est fait quelque abus, mais des images et sen- sations concrétées en jugements pratiques) ne paraissent pas non plus transportées de notre monde au leur. Cette psychologie élémentaire, très nuancée pourtant, nul, ni M. Pergaud, ne saurait s'en porter garant, et pour cause ; mais elle est entièrement plausible, amusante, émouvante. Les drames sur lesquels elle s'applique sont très bien imaginés : drames de la liberté ou de la captivité, exceptionnels ou normaux, le merveilleux, l'invraisemblable en sont toujours exclus. Ce sont les amours souterraines et cruelles des taupes, la lutte atroce, dans les airs, de l'oiseau de proie et de la fouine agrippés, l'autovivisection héroïque de la fouine captive, la mort de l'écu- reuil, la déchéance et la fin misérable de la pie alcoolique. A la rigueur, ces histoires, comme des fables, comporteraient une morale, du moins implicite. Margot, par exemple, nous enseignerait que « le despotisme avilit l'homme jusqu'à s'en faire aimer » ; et Nietzsche aurait su que dire sur la mutilation de Roussard, le maître lièvre, châtré par la foule haineuse des petits, petits lapins. Mais il importe peu. Après les mœurs animales, ce qui intéresse dans le livre, c'est le cadre : l'intimité des sous-bois, des friches, des mares, explorée, pénétrée avec amour, rendue avec bonheur. Ce bonheur d'ex- pression réside surtout dans le vocabulaire, juste et vif, riche et neuf (parfois trop neuf, inutilement inventé). La syntaxe est, à mon gré, trop périodique, complexe et lente pour l'analyse descriptive ; il y a des passages qu'il faut relire pour faire la synthèse. On peut relever même des incorrections for- melles (p. 258, non plus est écrit, par contre-sens, pour autant). C'est peu de chose. Le fumet sauvage, la verte odeur de ces poèmes de'la forêt réveil- leront sans doute l'appétit de bien des lecteurs, blasés sur les cas de conscience mondains.
Cependant il faut, comme l'auteur, s'être fait homme des bois et le frère de leurs hôtes, par une longue accoutumance, pour savourer dans tout le détail les peintures qu'il nous en rapporte. Peut-être le vigneron de M. Roupnel ira plus facilement au cœur du plus grand nombre. Nono est un livre d'une humanité directe et poignante, l'un des plus émus qu'on ait écrits depuis quelques années et l'un de ceux où la vie intérieure, entre le pittoresque des mœurs et la poésie de la nature, occupe toute la place — la première —
Le Prix Goncourt en 1910 ■ — 3
qui lui appartient de droit. Nono, autrement dit Jacques Jacquelinct, de Ge- vrey-Chambertin, bien Français d'esprit et de langage, peut donner la main à tous les moujiks de Tolstoï qui proclament qu' « il faut avoir une âme ». La sienne est une âme humaine, faible et généreuse, capable d'un amour plus fort que la mort et que les trahisons de la vie ; capable aussi de lourdes déchéances où la conscience pourtant n'est qu'endormie, de crises méchantes que suivent les réveils de sa bonté foncière ; capable surtout d'être pétrie, façonnée par la douleur, pour épancher, avec simplicité, l'héroïsme du pardon. Tour à tour la résignation et la révolte, l'évangélisme même et la religiosité y ont place. Dans ses grandes douleurs, quand Nono trahi par sa femme, ayant clos les yeux de sa fille, reste « avec les deux amours de sa vie, l'un étranglé par le déshonneur, l'autre tué par la mort», tout naturel- lement il relève les yeux et s'inquiète de savoir «ce qu'il y a dans le fenil dont il ne voit que le dessous, le plancher des étoiles. » Cette religiosité n'est pas fade, ni plaquée : elle procède de la détresse d'un homme et du besoin de justice ; c'est la religion qu'ont inventée, qu'inventent, qu'inven- teront toujours, peut-être, les hommes malheureux. En pardonnant à son ennemi qui vient de mourir, Nono entend donner au Dieu des chrétiens une leçon d'indulgence humaine: « C'est déjà bien assez d'être mort. Qu'il ne se montre pas plus difficile que moi, qui ai souffert toute ma vie. » On voit assez de quoi est faite la conscience de Nono. Rien de moins mystique, de moins obscur que ce représentant d'une race héroïque au travail de la terre, de ces Jacquelinct qui « ont fait la plaine » et défriché la Côte vineuse. Rien de plus lucide que son âme d'enfant avec « son ingénuité, sa bonté naïve et raisonneuse». « Le fait est, proclame-t-il, que le raisonnement, c'est mon fort. » Et comme le malheur et de méchantes gens l'ont fait tourner « au niais et au soûlard », ses raisons se déduisent longuement en un monologue pittoresque qui remplit les trois quarts du livre, devant des confidents tout naturels, ceux qui ont organisé, pour leur ébaudissement, le spectacle de ses plaintes et de ses fureurs.
Car ce roman idéaliste — et c'est un véritable tour de force — n'est guère formé que des propos d'un homme soûl. Les mots crus n'y sont pas épargnés. Les folies d'une femme de vigneron en fournissant la matière, la façon dont on traite les femmes au Café Caillot aurait pu inspirer de copieuses invec- tives à ce M. Pinard qui requit jadis contre la Bovary. Autre élément qui rappelle le naturalisme ; un quarteron de brutes, « de gouapes, de galvaux », cruels, débauchés, débaucheurs, dont les portraits n'ont rien de timide. Nono les explique, comme ii explique tout en lui et autour de lui : « Un homme, c'est rudement méchant, allez: un être pire qu'un chacal. Il cherche, en tremblant de rage, la faible victime à attaquer. » Et Nono lui-même, qu'ils aident à s'abrutir, ne reste pas à mi-chemin. Ils lui font haïr, pour un temps, assommer, tyranniser la pauvre fillette que lui a laissée sa femme enfuie: « Je suis devenu une bêle mauvaise et un méchant ivrogne. » Avec la bonté profonde, l'amour héroïque et le sens droit qui forment la vraie nature de Nono, cela fait un savoureux mélange, ce mélange de l'art de Zola et de celui de Sand que M. Lanson signalait dans le roman d'Ed. Droz: Au Petit Ballant (voir Bulletin I, page 25). La vérité moyenne s'en dégage heureusement : « Il faut de tout, dit Nono, à la première page, pour faire un monde à peu près... » Excellente doctrine littéraire, en tout cas. Des person- nages, extrêmes, si l'on veut, variés, si l'on peut, comme comparses ; mais.
-\.~. ..- .- .; ,: .:.-. I.;-: -.- ■ :•.-.: . ;
r: :. - .
— rrt iî si r : L_i _: c~ ; : - . . - _: ... :-_... c u; . . . - . N.v- .-
....... . ; .
. ...
... . . .
>;...- :. >; :..... - ... : . :. s. .-..■..-. „- .. : ._ -. : ... . ■ :..--.> : r. :. - . . . . - ;. ; . ....::. . . . ; . - . . . : :.--_:
. ...
...... .
-.;... . ....
. ..... . . ...
. araat qoe sa :;--".; . : r_i !::;■; ; _ ; . ?u: . - ..:. . . - r . /-•.-.-. sar.: ...... ..-..-.
. .
■ . . • r ;.--.- -.- H ■ . _ . .
..... .
^;~:z .;. ;. • •--.--. : . . - •... . _ . par sa forte conception, par sa
...
. . - . ....
:...... . ...
-.-.'-.... ..
" . . ..:._:.'
. . . ' ...-.:-
. .
. . - . . . _
- • " ' - - " ' .
— - . r — - .- . ~o«t quand or .
-_•-. . . ...
. • . _- . - ... - . . ifar: ir^:;: ...
..." . . . . . . .. ' .-. •
-
.ans sommes /ar- -.--... . . .
« elle s'est mm .lie
: natte sa v. . les <
. .
Littérature > 5
devant nous, aisément consolée de tout, dans sa sensibilité passive, par le plaisir de voir et celui de rêver. Avec les mots les pi . ; jx que
connaît la pauvre enfant, elle r. -, - le
., la parole, la sensation physiq -, telle occa-
sion. Jamais un substantif ou un adjectif qui e
moral de ces symptômes, la atm .
en sommes capables, de collaborer activer.- le
médecin avec un malade, très bon observateur, mais '■
expliquerait son mal sans nommer les organes ni '. .
d'une telle impersonnalité ( : :, peut-être, ou de temp .
de Flaubert est une plainte d'écorché vif. Esthétiquement, IV
souvent merveilleux : les épisodes de la vie à e ..-rpent, le loup)
sont des pages irréprochables. Cela va très bien pour
rudimentaire. Mais que l'âme s'enrichisse un peu, d'un comme- .
d'amour, par exemple, elle apparaît comme ha^ . .
dans ses manifestation
parler des vies plus complexes, il y a des vies d'-: pies qui
touchent pour avoir été ce .ce ou à Péteï
chise, mais d'un accent plus distinct. En haine légitime de la 1
«états d'âme », et par un snobisme contraire, craigr. i:rograder. Il
peut y avoir une littérature brutale sans viole: ces.
Une partie de cette simple histoire se passe dans un co_ . Claire, enfant, s'y blottit, des heure. . .au tiède giron d'une
qu'elle idolâtrera, jeune fille, de toute son imagination adolescente. C sœur Marie-Aimée, et d'autres religieuses, sont jolies, coq'- - jalouses, très femmes. Même on entrevoit, toujo. seules ap-
rapides que la petite fille a pu saisir, les amours d'un prêtre, un accou; . ment furtif. Vrai ou invraisemblab! e ... .
Il est toujours en faveur et l'auteur de Y Abbé Jules a pu lire. Ce i
guère par là, cependant, c'est par le goût et le choix if ,-st par la
qualité sinon unique, du moins très fraîche cv. nguéede l'ob: . -
et par l'art sponta .ion que ; . lu.
Au reste, si aucun rapprochement ne s'impose entre ces quatre remarquables, constatons que tous quatre relèvent par quelque côté. . . spécifier pour chacun, de la tradition française et que surtout, à c- différents, ils manifestent un souci pareil de la simplicité expr. le la
clarté, de la mesure françaises. Ce sont là d'heureux symptômes.
J. Bu
COMPTES RENDUS
E. Rod. — Le Pasteur pauzre. — Paris, Perrin, 191 1, in-18, 293 p., 3 fr.
M. Cauche est une âme pure, doucement c : - bien : il suit les
voies du Seigneur ; il ignore l'art de vivre parmi les homrr . - vie,
humainement, est une faillite. De la moquerie au soupçon et du mépris à la haine, il subit toutes les formes de la sottise et de la cruauté lâche - semblables. Partout, sa droiture et sa candeur le rendent impossible : c'est un
4 ■ ■ — Revue critique des Livres nouveaux
pour héros, des personnages moyens. Cette charmante Nénette aussi, par qui Nono souffre tant, est ainsi composée. Ce n'est pas une méchante femme ; mais où elle a passé fillette, il faut qu'elle repasse. Et, souffrant elle-même un atroce esclavage, elle est cause, pour une grande part, de la mort de sa fille Laurette, qu'elle eût mieux su garder que le pauvre Nono. Dans les dernières pages enfin, irrésistiblement touchantes, quand les deux vieux époux, réconciliés, reviennent à leur foyer et tentent de s'y refaire, avec des devoirs nouveaux et d'anciens souvenirs, un nouveau bonheur, car, « ni le devoir, ni l'amour ne vieillissent, ni ne passent», en ces instants solennels, ce sont des détails d'une trivialité savoureuse qui traduisent leur embarras après tant d'années, ce qu'il leur faut taire, ce qu'ils devinent, tout l'inexprimable.
Beau livre, certes, non pas sans défauts. Certains, agaçants, nous relan- cent, en pleine émotion : des disparates, des artifices, des intermèdes poé- tiques, voire métaphysiques de l'auteur. Nono parle bourguignon, avec une verve drue et jaillissante, mais, parfois, l'abstraction envahit son délicieux dialecte. Il est difficile d'imaginer ce vigneron de la Côte déclarant que sa femme « a tué l'idée » en lui ou, sur le visage de sa fille mourante, lisant « une conscience des choses » qui le terrifiait. Pour son compte, M. Roupnel s'exprime en poète lyrique, avec un symbolisme délicat, aisé et continu, quelquefois avec des réminiscences des maîtres (p. 178, un fantôme descend, comme dans la Tristesse d'Olympio, « jusqu'au fond désolé du gouffre inté- rieur »). Devant tels passages, La Bruyère et sa « petite ville » ou Pascal, critique de la propriété, se dressent dans notre mémoire. C'est vraiment dommage, car rarement livre mérita mieux, par sa forte conception, par sa sincérité, d'être sauvé de ces petites éclaboussures qui rejaillissent sous les pas des débutants les mieux doués.
Au sujet de Marie-Claire la préface de Mirbeau avait donné le la, et l'opi- nion avait chanté, d'un concert presque unanime, le « miracle » de l'humble couturière, ignorante de l'orthographe, sans culture, sans conseils, qui soudain se révéla excellent écrivain. Il faut s'entendre toutefois sur l'émotion du « féroce » Mirbeau et sur cette larme qui roula, nous dit-on, dans sa grosse moustache. Ce fut la « joie rare » d'un artiste à la révélation d'un art, primitif tout ensemble et d'une maîtrise consommée ; ce ne fut pas contagion de pitié. Non qu'il n'y ait rien d'attendrissant dans les données de cette his- toire — celle de l'auteur — surtout quand on les complète par les notes des reporters sur la mansarde étroite de l'ouvrière, aux yeux brûlés de veilles, qui nous l'a contée. Mais, sans rien lire dans les marges, ne regardons que l'histoire même de cette enfant abandonnée, élevée par des sœurs, puis ber- gère dans une ferme de Sologne, puis aide de cuisine à son même couvent, chassée enfin, avec quarante francs, et prenant le train pour Paris. Certes, il y avait là de quoi tirer des larmes, même sans les solliciter beaucoup. Il suf- fisait de paraître souffrir un peu soi-même par le souvenir. Or nous sommes souvent charmés, rarement émus. C'est que Mlle Audoux ne ment pas, n'ar- range guère : elle se souvient. Or, Mirbeau nous l'apprend, toute petite « elle s'est amusée à noter le spectacle de la vie quotidienne. » Dès alors, elle s'est donné l'amusement souverain et consolateur de l'art. Et maintenant qu'elle nous conte sa vie, mirée aux eaux froides et pures de sa mémoire, c'est l'enfant même qu'elle était, qui pense ou plutôt qui sent et qui rêve
Littérature ========================1==== 5
devant nous, aisément consolée de tout, dans sa sensibilité passive, par le plaisir de voir et celui de rêver. Avec les mots les plus simples, ceux que connaît la pauvre enfant, elle nous dit exclusivement et sûrement le fait, le geste, la parole, la sensation physique enregistrés par ses sens en telle occa- sion. Jamais un substantif ou un adjectif qui entreprenne de définir l'envers moral de ces symptômes, la cause de ces effets. Nous sommes tenus, si nous en sommes capables, de collaborer activement avec l'auteur, comme le médecin avec un malade, très bon observateur, mais très ignorant, qui lui expliquerait son mal sans nommer les organes ni les fonctions. Auprès d'une telle impersonnalité (de système, peut-être, ou de tempérament), l'œuvre de Flaubert est une plainte d'écorché vif. Esthétiquement, l'effet, ici, est souvent merveilleux : les épisodes de la vie de bergère (le serpent, le loup) sont des pages irréprochables. Cela va très bien pour narrer une existence rudimentaire. Mais que l'âme s'enrichisse un peu, d'un commencement d'amour, par exemple, elle apparaît comme hallucinée, bizarre, illogique dans ses manifestations extérieures, les dessous n'affleurant jamais. Sans parler des vies plus complexes, il y a des vies d'enfants et de simples qui touchent pour avoir été contées, en France ou à l'étranger, en toute fran- chise, mais d'un accent plus distinct. En haine légitime de la littérature des «états d'âme », et par un snobisme contraire, craignons de rétrograder. Il peut y avoir une littérature brutale sans violences et sans outrances.
Une partie de cette simple histoire se passe dans un couvent. Marie- Claire, enfant, s'y blottit, des heures entières, au tiède giron d'une religieuse qu'elle idolâtrera, jeune fille, de toute son imagination adolescente. Cette sœur Marie-Aimée, et d'autres religieuses, sont jolies, coquettes, caressantes, jalouses, très femmes. Même on entrevoit, toujours par les seules apparences rapides que la petite fille a pu saisir, les amours d'un prêtre, un accouche- ment furtif. Vrai ou invraisemblable, cet élément romanesque remonte loin. Il est toujours en faveur et l'auteur de Y Abbé Jules a pu s'y plaire. Ce n'est guère par là, cependant, c'est par le goût et le choix impeccable, c'est par la qualité sinon unique, du moins très fraîche et très distinguée de l'observation et par l'art spontané de l'expression que ce livre est digne d'être lu.
Au reste, si aucun rapprochement ne s'impose entre ces quatre ouvrages remarquables, constatons que tous quatre relèvent par quelque côté, facile à spécifier pour chacun, de la tradition française et que surtout, à des degrés différents, ils manifestent un souci pareil de la simplicité expressive, de la clarté, de la mesure françaises. Ce sont là d'heureux symptômes.
J. Bury.
COMPTES RENDUS
E. Rod. — Le Pasteur pauvre. — Paris, Perrin, 191 1, in-18, 293 p., 3 fr.
M. Cauche est une âme pure, doucement obstinée au bien : il suit les voies du Seigneur ; il ignore l'art de vivre parmi les hommes, et sa vie, humainement, est une faillite. De la moquerie au soupçon et du mépris à la haine, il subit toutes les formes de la sottise et de la cruauté lâche de ses semblables. Partout, sa droiture et sa candeur le rendent impossible ; c'est un
Revue critique des Livres nouveaux
fonctionnaire à « histoires ». Il faut lire la scène où le Chef du département des cultes, qui l'a mandé pour lui laver la tête, s'avise tout d'un coup que cet homme simple pourrait bien être un saint : mais un saint, qui n'est qu'un saint, est bien difficile à caser dans ce monde, ou seulement à soutenir ! L'inerte bienveillance des tièdes ne compense pas l'active méchanceté des autres. Le pasteur pauvre recueille-t-il du moins une petite moisson de bien ? c'est à peine si E. Rod a voulu qu'il en glane par ci par là quelques maigres épis. Sans autorité dans sa paroisse, il n'est pas respecté par ses enfants, qui deviennent des aventuriers. Sa fille, Yahicc, cantatrice illustre, achève lugubrement son destin romanesque, et lui laisse une fortune immense. Belle occasion de répandre le bien ! que d'oeuvres à fonder, à développer ! tâche vertigineuse, devant laquelle s'effare le pasteur pauvre. Il meurt, désespéré, au sens janséniste.
Beau livre, ironique et douloureux, peut-être d'une tristesse définitive. Il se lit facilement ; c'est moins un roman qu'une suite d'histoires juxtaposées. Cette forme un peu décousue laisse la réflexion libre. La scène est dans le Jura suisse. De délicates notations de nature, des mots de terroir très amu- sants, des traits de mœurs. — Vraiment on peut admirer beaucoup les grands romans d'E. Rod, et trouver que ce petit livre les vaut.
J. Merlant.
Colette Willy. — La Vagabonde. — Paris, Ollendorff, 19 10, in-18, 336 p., 3 fr. 50.
Trompée, maltraitée, humiliée par son mari qu'elle aime jalousement, Renée Néré, lasse de souffrir, se résout enfin au divorce. Comme il faut vivre et que le métier littéraire dont elle essaie un moment n'y saurait pourvoir, elle monte sur les planches d'un music-hall. Dans ce milieu, elle ne se salit pas : la fierté qu'elle a de gagner sa vie, l'élégance de sa nature, et surtout l'atonie qui, après sa longue souffrance, a engourdi son âme et ses sens, tout cela lui est une sauvegarde. Pourtant la femme en elle est toujours vivante, comme elle dit ; en elle, le désir, le besoin de tendresse et d'appui ne font que sommeiller et, parfois, elle songe à la crise qu'elle ne saurait éviter, quand « s'approchera la Tristesse aux douces mains puissantes, guide et com- pagne de toutes les voluptés ». — - Vient en effet le temps où elle commence à sentir l'amertume de sa vie dénuée et solitaire. A ce moment aussi s'offre à elle, ardent, sincère, discrètement et tendrement protecteur, l'amour d'un honnête homme. Et Renée est prête à aimer. A la première caresse, sa chair tressaille ; son cœur s'émeut à l'intimité naissante. Va-t-elle donc céder au charme qui l'entraîne ? Epousera-t-elle l'ami qui l'en prie ? Mais ce second amour est « tout mêlé des cendres brûlantes du premier ». Troublée, inquiète, elle veut se donner le loisir de voir clair en elle-même et se décide à s'éloigner. Alors, songeant à sa jeunesse près de finir, elle se persuade qu'il y aurait de la déloyauté à ne pas épargner à celui qui l'aime la désillusion prochaine ; sa fierté l'avise que ce protecteur, si tendre pourtant, tôt ou tard deviendrait plus ou moins un maître et, allant jusqu'au fond de son âme, elle comprend qu'elle ne peut renoncer à la liberté dont elle a goûté et qui, désormais, lui est plus précieuse, que le bonheur même. Après le premier lien si douloureusement rompu, elle ne peut ni ne veut en connaître un nouveau ; elle est et restera « la vagabonde ».
Histoire ========================^^ 7
Avec une absolue sincérité, Renée Néré a voulu tout dire ; ni bégueule, ni cynique, elle a su dire tout ; et la crise où tout son être est engagé, elle ne l'analyse pas, Dieu merci ! mais la retrace avec une émotion qui, sans apitoiements et sans pleurnicherie, nous gagne d'autant mieux.
Par un contraste que nul apprêt ne gâte, le milieu débraillé où vit Renée fait valoir son élégante et fine nature ; un art, qui n'a rien d'appris, mais qui, heureux et sûr, trouve le trait saillant et non grossi, rend au vif les silhouettes amusantes des bohèmes du café concert; parfois enfin, dans ce livre parisien, comme pour y mettre de l'air et de la verdure, passent des paysages que « l'artiste » a vus dans ses tournées et qu'elle enlève d'une touche légère et vibrante.
Tout cela fait de la Vagabonde un des romans les mieux venus que nous ayons lus depuis longtemps. Roman vécu ? nous n'en savons rien et cela ne nous regarde pas. Roman vivant, à coup sûr, et d'un charme prenant et rare.
M. Pellisson.
Ch. Troufleau. — Ici commence. — Paris, Société française d'im- primerie et de librairie, 19 10, in-12, 131 p., sans indication de prix.
Ce petit volume, d'aspect assez peu prévenant, renferme une des tenta- tives les plus originales de ces dernières années. M. Troufleau a voulu, « sans lyrisme excessif», exprimer «la vie moderne sous ses plus larges aspects » ; elle lui paraît « la seule matière digne des poètes ». Il a cherché une forme sobre, souple, familière, toute voisine de la parole journalière et cependant artistique essentiellement. Il a tâché de représenter une conscience d'aujourd'hui, excitée et froissée par la vie d'aujourd'hui, se débattant parmi les problèmes de la pensée et de l'action d'aujourd'hui. Ce sera parfois de la poésie philosophique, parfois de la poésie sociale. Pour éviter l'aridité didac- tique, M. Troufleau introduit un élément narratif et dramatique ; il imagine un personnage travaillé de doute et ardent de bonne volonté : il lui fait traverser la religion, le socialisme, la métaphysique, et le fait se reposer enfin dans l'action, sous sa forme à la fois la plus simple et la plus haute, celle du soldat qui donne sa vie par obéissance. M. Troufleau a-t-il réussi à exécuter ce qu'il concevait ? Il sait bien lui-même par où son rêve dépasse encore son vers. Mais, en maint endroit, il est arrivé sans indiscrétion lyrique, sans tapage oratoire, à écrire des pages de poésie concentrée et sai- sissante : lisez le Sermon dans la plaine, le Grand soir, les morceaux sur les philosophes et sur Dieu vaincu par la malice de l'homme. L'épisode final du soldat en campagne, avec quelques taches, est d'un sentiment fier et pénétrant. Dans toute l'œuvre, il n'y a pas, à proprement parler, de paysages et descrip- tions : mais à chaque instant des bouffées de parfums et des rayons de lumière entrent comme par des fenêtres qui s'ouvrent, et mêlent toute la nature à l'âme humaine. Il y a certainement quelqu'un dans ce jeune poète. Atten- dons-le à son second recueil. G. Lan'SON.
F. Baldensperger. — Études d'histoire littéraire. Deuxième série : La Société précieuse de Lyon au XVIIe siècle; Les théories de Lavater dans la littérature française ; Chateaubriand et l'émigration royaliste à
8 Revue critique des Livres nouveaux
Londres ; Esquisse d'une histoire de Shakespeare en France. — Paris, Hachette, 19 10, in-12, 215 p., 3 fr. 50.
M. Baldensperger donne aux sujets qu'il traite sa marque, qui est celle d'un esprit original et robuste. Entendons bien d'abord qu'il s'agit, dans ce livre, d'histoire et non de critique littéraire. Par là il y faut chercher autre chose que des polémiques, psychologies, confidences et jeux minutieux de style ; il s'agit de savoir exactement et d'exprimer avec clarté ce que fut his- toriquement la vie de notre littérature et sa vie complète. Notre histoire littéraire a pour trame autre chose que des chefs-d'œuvre. Les chefs-d'œuvre s'expliquent pour une part par la lente préparation et la pénétration des mœurs et des idées ambiantes. Autour d'eux et sans eux, passent, tournoient et fuient de puissants courants qui n'ont pasv laissé sur leur rive un ouvrage qui soit illustre, mais qui pourtant ont porté l'avenir. C'est tout cela qu'on trouvera étudié avec une précision singulière et une sagace curiosité dans ce qu'écrit M. Baldensperger. Et les plaisirs de cette histoire valent sans doute ceux de la critique ; ce sont ceux que nous vaut la vie qui ressuscite avec ses formes foisonnantes, pittoresques et mouvantes.
D'autres que M. Baldensperger se sont laissés prendre aux méthodes de ces enquêtes. Mais il en a donné dans son Gœthe en France un des premiers modèles qui soient puissants. Et il s'est fait le meilleur représentant en France des études de littérature comparée. Les Théories de Lavater... et surtout l'Es- quisse d'une histoire de Shakespeare... montreront ainsi par quelles changeantes péripéties l'esprit français penche vers les génies ou curiosités d'outre- frontières, se donne, choisit, se reprend, puis s'assimile ce qui renouvelle en lui le passé. Ajoutons que ces deux études unissent, pour notre plaisir comme pour la vérité, le présent où nous vivons et le passé qui le prépare, et que nos enthousiasmes ou nos malaises pour Shakespeare par exemple se lient pittoresquement et par degrés à ceux d'Hugo ou de Voltaire.
Concluons aussi que M. Baldensperger organise les documents qu'il accumule avec un art difficile, ingénieux et lucide et qu'il les présente sous une forme d'une sobriété vivante et ferme. D. Mornet.
Notes sur A. Comte par un de ses disciples. — Paris, Georges Crès, 1910, in-8, 186 p., 3 fr. 50.
Ce recueil de notes est précieux : il apporte des documents pour la bio- graphie de Comte, il éclaire sa psychologie. Il contient des « particularités qui ne se trouvent point ailleurs ». Il part d'un point de vue nouveau : il établit chez Comte une ligne de démarcation nette entre le génie et la folie. Comme génie constructeur et « régénérateur», Comte est « inexpugnable »; comme caractère, il a été « héroïque ». Mais, comme homme, il avait ses faiblesses mentales et morales, singulièrement aggravées par la folie. « Quand l'action du cerveau est désintéressée, qu'elle s'exerce sous les mobiles élevés qui ont déterminé l'entreprise de Comte, aucune altération des résultats » ; mais, « dans les jugements que Comte portait sur les événements et les per- sonnes, notamment sur les choses conjecturales, il statuait, par une facile • induction, sur des faits qui étaient souvent supposés ou mal interprétés... » « Il en vint, lorsque la passion intervenait, à penser ce qui lui plaisait ». Esprit faux, prévenu, impulsif, emporté et violent, au moins en paroles,
Histoire ========================^=============^ 9
caustique, ombrageux, porté au soupçon, au point de croire à une conspi- ration du silence organisée contre lui, caractère indomptable, tout entier à ses idées, y pliant les faits, atteint du délire des grandeurs, formant les pro- jets les plus vastes et les plus extravagants (exemple : celui d'une alliance avec les Jésuites), passant par toutes les opinions, en politique, à l'égard des personnes, capable de revenir d'une erreur, mais se croyant toujours dans le moment infaillible, A. Comte a traversé la vie sans la comprendre, brouillé avec la réalité, méconnaissant ses amis, comme Littré, les injuriant, se don- nant tous les torts par son attitude avec ses adversaires et ses ennemis, avec sa femme, etc. Il a eu en un mot les faiblesses d'esprit et de caractère d'un enfant et d'un malade. Mais tel était cependant l'ascendant de son génie, de sa haute nature morale, que ceux que ne rebutait point, n'écartait point de lui son caractère terrible, restaient frappés d'admiration et de respect. On a rendu hommage au génie d'A. Comte, on a analysé sa folie (G. Dumas), mais on n'avait pas encore montré, d'une façon aussi saisissante que dans ce livre, la coexistence en lui du génie et de la folie et la forme très particulière de sa folie. L. Dugas.
E. Ollivier. — Philosophie d'une guerre (i S j 6). — Paris, Flamma- rion, 1910, in-12, 349 p., 3 fr. 50.
De ce plaidoyer personnel, vivant et brillant, les faits suivants se dégagent avec évidence :
Sadowa avait créé en France et en Prusse un état d'esprit d'où il n'est pas étonnant que la guerre soit sortie.
Pourtant, en 1870, ni le roi de Prusse ni l'Empereur ne la désirait, l'un âgé et hanté de scrupules de conscience, l'autre malade, indécis, incapable de rien vouloir fortement.
Le ministère Ollivier a travaillé de bonne foi au maintien de la paix.
La guerre a été voulue et préméditée, ici par la Droite bonapartiste (acte décisif : la demande de garanties), là par Bismarck (falsification de la dépêche d'Ems).
M. E. Ollivier met ces vérités dans leur jour avec le légitime désir de réfuter des critiques outrancières. En revanche, sur certains points son témoignage manque de précision.
Il défend le « gouvernement » d'avoir déchaîné la guerre « pour satis- faire ses passions, pour étayer une dynastie, pour rendre un enfant popu- laire » (p. 324). S'il veut parler de lui-même et de la majorité libérale du Conseil, on peut l'en croire ; mais il est hors de doute que le ministère n'était pas homogène, et qu'en dehors du ministère — et contre lui — d'autres « gouvernaient » avec ces arrière-pensées. « Le bonapartisme — a écrit J. Scherr — désirait la guerre pour plusieurs motifs. » M. Ollivier cite Scherr, mais s'abstient de le discuter ; il nie même péremptoirement que la guerre fût « un intérêt dynastique » (p. 182). La question méritait d'être approfondie. Puisqu'il y avait en France un « parti de la guerre », de qui se composait-il ? à quels motifs obéissait-il ? à quels mots d'ordre ? jusqu'où étendait-il ses ramifications ? Alors aussi, sans doute, nous comprendrions mieux les fluctuations de l'Empereur et celles de Gramont, dont M. Ollivier affirme la loyauté, mais qui, dès le début des difficultés, eût « généralisé la querelle » s'il n'eût craint « une rupture immédiate » avec le président du
10 ■ . , = Revue critique des Livres nouveaux
Conseil, — de Gramont, avec qui le désaccord latent éclate au sujet de la forme dans laquelle devra être faite la renonciation au trône d'Espagne, — de Gramont qui, le 12 juillet, suggère à l'ambassadeur prussien l'idée mala- droite et blessante d'une lettre par laquelle le roi s'associerait à cet acte, — de Gramont qui, seul des ministres, prend part, le 14, au conseil secret d'où sort la dépêche à Benedetti.... Qu'est-ce à dire, sinon que Gramont, « habi- tué à obéir» (p. 190), n'a cessé de prêter l'oreille à des suggestions belli- queuses, qui sans doute venaient de très haut ?
Mais le président du Conseil eut-il lui-même assez de pénétration, de sang-froid et d'énergie pour résister à ces influences ? Il crut (et il croit encore) que l'opinion publique était à la guerre sans se demander si l'agita- tion n'était pas superficielle. Il crut sur parole Le Bœuf déclarant que nous étions prêts ; il ne cherche pas à savoir jusqu'où Bismarck, Roon et Moltke avaient poussé, eux, leurs préparatifs... Au total, son livre atteste les bonnes intentions de son ministère, mais ne le met pas à l'abri du reproche de fai- blesse, d'imprudence et d'erreur. M. Lange.
A. Houtin. — ■ Autour d'un prêtre marié. Histoire d'une polémique. — Paris, chez l'auteur, 18, rue Cuvier, 1910, in-16, XLiv-408 p., 3 fr. 50.
Pour beaucoup de catholiques, et en particulier pour les Oratoriens et les amis du feu cardinal Perraud, la publication de la brochure de M. Houtin : Un prêtre marie, Charles Perraud, chanoine d'Autun (octobre 1908) était un scandale. On essaya d'y parer de deux manières. D'abord en criant à la trahison ; le traître était le P. Hyacinthe Loyson, qui avait livré des lettres du défunt abbé et donné la clef des chiffres X et Z (Mme Duval et l'abbé), qui avait en outre publié les confidences orales de son ancien ami. D'autre part, on cria au mensonge : on nia, sinon l'authenticité des lettres (qu'un professeur-expert avait vérifiée pour le compte des Oratoriens), du moins l'identification de X et Z. Les deux systèmes étaient évidemment contradic- toires, mais ils furent soutenus par les mêmes personnes, et notamment par les Oratoriens.
Sur le second point, des esprits très prévenus purent au premier moment concevoir des doutes ; quand M. Houtin eut complété sa démons- tration, on soutint ces doutes par des arguments de mauvaise foi (p. 347, n° 1, filet admirable d'une revue pieuse). Il est certain que M. Loyson n'avait dit et M. Houtin écrit que la vérité. Quant au premier point, la question est moins simple. Aucun esprit libre n'estimera que l'abbé ait été diffamé par la brochure, ou qu'il ait perdu par la révélation de son secret ses titres à l'estime des honnêtes gens. Pour un strict catholique, c'est autre chose : l'abbé réputé saint devenait un concubinaire doublé d'un quasi-hérétique, et la diffamation était évidente. Il n'y avait pas moyen de s'entendre, et chacun avait raison à son point de vue.
La discussion de ce problème critique et de ce cas moral s'est poursuivie en quantité de journaux et de revues. On trouvera dans ce livre tous les docu- ments de cette controverse (sauf la brochure oratorienne, dont on a un résumé par M. A. Baudrillarl), précédés d'un historique de la publication du Prêtre marié. Ces documents seraient à consulter dans une étude sur le clergé
Sociologie ===================================^====^ 11
français, et confirment ce qu'on avait appris ailleurs de ses procédés de dis- cussion. — Comment s'est-on cru le droit de publier les lettres du chanoine M. (Section X)? Qu'il eût été insincère par ordre, cela rendait-il légitime l'espèce de délation par laquelle on l'a perdu ? E.-Ch. Babut.
P. Millet. — La Crise Anglaise. — Paris, A. Colin, 1910, x-291 p., in-12, 3 far. 50.
Le correspondant du Temps à Londres a suivi l'exemple que lui don nait naguère son prédécesseur (M. Recouly, En Angleterre, 19 10); il a réuni ses chroniques en volume. Le procédé reste commode, et légitime ; mais si bien classée soit-clle, cette collection d'esquisses rapides, reliées par la préoccupation de l'actualité dominante, n'est point une étude sérieuse. Il faut ajouter que M. Millet apporte à décrire les choses, narrer les événements et juger les hommes, avec des qualités professionnelles, un ton de gauloi- serie, une légèreté gamine -que l'on croyait volontiers passés de mode. Les chroniqueurs de 1860 prenaient la superficialité complaisante pour une supériorité spirituelle ; mais Edmond About avait beaucoup de talent, et il peut être dangereux de l'imiter. Sur l'étendue et la gravité de la crise anglaise, ses causes lointaines ou récentes, ses aspects politiques et économiques, ses acteurs, ses péripéties, ses dénouements possibles, ce livre, avec une infor- mation suffisante, nous apprend peu qui soit vraiment essentiel. Il ne faut pas lui refuser, en revanche, un intérêt d'observation personnelle, amusée, amusante, parfois piquante, parfois même juste et suggestive. Habiter Londres, flâner par les rues, lire les journaux, ouvrir les yeux et les oreilles, est plus que jamais, depuis un an, une bonne fortune ; et le lecteur de ces pages en recueillera bien quelque chose. Un Appendice contenant les « réso- lutions constitutionnelles » du printemps dernier, le budget de 1909, et des statistiques commerciales relatives à la question du tarif douanier, ajoute opportunément à la légèreté de l'ensemble le lest de faits et de chiffres puisés aux bonnes sources. Ainsi équilibré, le volume a tout ce qu'il faut pour ins- truire, sans trop les fatiguer, les gens curieux des choses d'Angleterre. Souhaitons-lui cette fortune, qui est celle qu'il désire, et ne lui en souhai- tons point d'autre. L. Cazamiax.
J.-P. Laffitte. — Le paradoxe de l'égalité et la représentation pro- portionnelle. Nouvelle édition, précédée d'une notice biographique par T. de Wyzewa. — Paris, Hachette, 19 10, in-16, xxxvi-279 y. 3 fr. 50.
On a bienfait de rééditer ces deux essais qui ont environ vingt-cinq ans de date. Ils sont l'œuvre d'un penseur sincère et d'un bon citoyen qui, sans ambitions personnelles, s'intéressa vivement à l'avenir de la démocratie française. Ils sont intitulés : Essais tic politique positive. L'auteur était en effet un fervent positiviste et il était imbu, en cette qualité, de l'opinion que les hommes de la grande Révolution ont cru « à la toute-puissance des prin- cipes abstraits ». Il n'avait pas mesuré, comme Ta fait savamment depuis
12 = Revue critique des Livres nouveaux
lors M. Lanson( (i), la dose d'expérience qui se cache au fond de ces prin- cipes. Il s'efforce donc de corriger ce qu'a, selon lui, d'excessif la poursuite de telle ou telle idée.
Celle qu'il prend à partie est l'idée d'égalité. Il accuse la France moderne de la pousser jusqu'au paradoxe. A mon sens, il dénonce surtout ce que j'appellerais l'équivoque de l'égalité, une équivoque que ses ennemis entre- tiennent plus volontiers encore que ses amis. On confond, involontairement ou à dessein, égalité de fait et égalité de droit ; l'on n'a pas de peine à prou- ver ensuite que les êtres humains ne sont ni ne peuvent être égaux en force, en intelligence, en beauté, et l'école aristocratique en conclut hardiment qu'ils ne doivent pas être égaux en droit.
Est-ce à ces conclusions qu'aboutit Jean-Paul Laffitte ? Non pas. Il admet qu'on organise le suffrage universel, non qu'on le mutile ou le supprime. Il ne conteste pas l'équivalence des volontés et des intérêts chez les personnes morales qui composent la société. Ce qu'il combat, c'est, au fond, l'unifor- mité que les esprits autoritaires et centralisateurs veulent trop souvent établir sous le nom d'égalité. Il écrit, page 62 :
« Je fais quelquefois de beaux rêves pour mon pays ; un de mes rêves favoris est que nous renoncions enfin à chercher le vrai dans la simplicité et l'uniformité. »
En vertu de cette conception il demande, selon moi avec pleine raison, que nos programmes devenus plus élastiques admettent plusieurs types d'enseignement ; il est de ceux qui accepteraient des humanités techniques au même titre que des humanités classiques. En revanche, il me paraît raison- ner avec moins de justesse et de rigueur, quand, par crainte de cette unifor- mité qu'il déteste, il ne veut pas pour tous les jeunes gens d'une égale durée du service militaire, ou quand il dénie aux femmes les droits reconnus aux hommes, comme si cette identité de droits ne devait pas, vu la différence des natures, entraîner une diversité de fonctions.
Je trouve sa logique plus serrée dans le second essai qui complète le volume. C'est une étude sérieuse, solide et documentée des différents sys- tèmes de représentation proportionnelle.
Elle est encore bonne à lire aujourd'hui que la question est à l'ordre du jour et suscite des discussions passionnées. G. Renard.
G. Bradley. — Le Canada. Empire des bois et des blés. Adapté de l'anglais par G. Feuilloy. — Paris